Leïla Slimani dénonce l’oppression sexuelle des femmes au Maroc

Leïla Slimani rassemble témoignages, analyses et chiffres pour contrer l’omerta hypocrite de la société marocaine sur la sexualité, et dénoncer les lourdes conséquences d’un système liberticide.

Le nouveau livre de Leïla Slimani (prix Goncourt 2016) n’est pas vraiment une enquête, plutôt un essai s’appuyant sur des témoignages de femmes qu’elle a rencontrées au Maroc. Il sera donc question de la vie sexuelle des femmes marocaines, plus que de “La Vie sexuelle au Maroc” comme l’annonce le sous-titre de Sexe et Mensonges, même si celle des hommes s’y reflète en miroir.

Car Leïla Slimani ne donne la parole qu’à un seul homme, Mustapha, et c’est dommage : cette exclusion semble les désigner d’emblée comme les ennemis. Or, l’ennemi est avant tout un système : un Etat, une culture, une religion, les trois confondus pour imposer des lois liberticides – pas le droit de se toucher en public ou d’aller à l’hôtel pour un couple non marié, interdiction du sexe hors mariage, de l’avortement, de l’homosexualité.

Le résultat est glaçant : cadavres de bébés trouvés dans des poubelles, filles violées obligées d’épouser leur violeur, ou alors montrées du doigt et rejetées par leur clan, ou suicidées, liaisons clandestines, femmes qui ne seront jamais épousées car elles ne sont plus vierges, peur constante d’être découverts, arrêtés, culpabilité, solitude. Sans parler de la misère qui pousse les filles à se prostituer pour subvenir aux besoins de leur famille, tout en portant sur elles la honte.

Le seul homme interviewé par Slimani, donc, Mustapha, est un policier, plus éclairé que ses collègues, qui déplore la situation en la résumant parfaitement : “Et puis, pour être tout à fait honnête, ça en arrange pas mal cette situation. Le sexe, au Maroc, c’est un commerce très, très juteux. Ça profite à la police, aux gardiens, aux macs, à tout le monde. Il y en a qui se vantent tout le temps de prier, qui ont des barbes jusque-là, mais ça ne les empêche pas d’aller aux putes ou même de ramasser des jeunes garçons sur les avenues pas éclairées. Tout ça, on connaît ! On rackette les prostituées, les couples d’amoureux, les couples adultérins. Il n’y a pas de morale là-dedans, pas de religion : c’est la loi du fric. La loi du plus fort.”

Donner la parole aux femmes

Et plus loin : “Ici, à cause de la h’chouma (la honte – ndlr), on ne parle jamais de la pédophilie, de l’inceste, des viols, de la prostitution des mineurs.”
C’est pour rompre cette omerta et en parler que Leïla Slimani a écrit Sexe et Mensonge, pour opposer les paroles de ses femmes obligées au silence au Maroc, à l’hypocrisie du pays entier. Slimani est née et a grandi au Maroc dans une famille bourgeoise qui inculque à ses trois filles le goût de la liberté, le savoir que leur corps n’appartient qu’à elles et qu’elles peuvent en jouir comme bon leur semble.

Leïla

Au Maroc, Leïla Slimani a su très tôt qu’à l’extérieur du cercle familial les filles n’étaient pas perçues ni traitées de la même façon. Elle a connu la peur d’être arrêtée alors qu’elle flirtait avec un garçon dans une voiture. Elle a vu d’autres femmes vivre, être désignées comme déchues, elle a su que hors de sa famille la virginité était la valeur suprême.

L’un des plus émouvants témoignages est celui de sa nounou pendant vingt ans, célibataire de 50 ans, en apparence conservatrice, mais qui lui dévoilera soudain qu’elle n’est pas dupe de tout un système dont les plus fragiles, les femmes, les jeunes, sont les victimes. Elle dira enfin ce qu’elle pense à Slimani au moment où celle-ci publie son premier roman, Dans le jardin de l’ogre en 2014 : l’histoire d’une addicte au sexe. Comme si ce roman avait été traversé de toutes les obsessions sexuelles de la société marocaine qu’a connues la jeune auteure avant de s’installer en France pour y faire ses études, comme si elle-même, consciemment ou inconsciemment, avait été travaillée par toutes ces frustrations, et donc ces obsessions, générées par une société qui désigne le sexe comme le tabou principal et oblige les êtres à se cacher, à mentir.

Des victimes davantage condamnées que leurs bourreaux

C’est d’ailleurs alors qu’elle fait une tournée au Maroc pour ce livre, que des femmes viennent lui parler, se confier sur leur sexualité. Certains prénoms sont changés, alors on ne les nommera pas toutes ici. Leurs témoignages forment un chœur qui décrit un piège sans issue – à chacune d’elles d’énoncer les moyens de le contourner, ou de s’y soumettre, et le prix qu’elles ont eu toutes à payer.

Slimani étaye ses propos de statistiques, d’analyses, de faits divers (comme celui d’un couple d’homosexuels tabassés et insultés par un groupe d’hommes qui écopera de peines plus lourdes que leurs bourreaux), puise dans des études, des essais, d’autres récits.

La deuxième partie emporte vraiment, quand l’écrivain s’engage dans son sujet en allant elle-même interviewer des “spécialistes”, comme une femme médecin émancipée qui lui raconte ce qu’elle voit dans les hôpitaux, ou encore une jeune prostituée, ou encore Asma Lamrabet, médecin, chercheuse en théologie et figure de la pensée réformiste au Maroc.
“Toutes les religions se valent sur le plan de la sexualité”, lui répond celle-ci, et plus loin : “Ce qui est certain, c’est que le Coran s’adresse avant tout à l’Insan (l’être humain), qui n’est pas déterminé par le genre. Nous sommes des êtres humains avant tout. Cette découverte m’a bien sûr interpellée en tant que femme parce que j’ai le sentiment d’avoir toujours été catégorisée comme inférieure par rapport à une norme qui, elle, est masculine. Or, quand on se considère comme être humain et pas comme être inférieur, au niveau de la sexualité ça change beaucoup de choses !”

En conclusion, Leïla Slimani s’attaque à une autre forme de censure, idéologique et plus insidieuse, à laquelle elle s’est déjà heurtée, même en Occident : “L’affaire Kamel Daoud (critiqué pour avoir évoqué “la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman” – ndlr) n’est malheureusement pas isolée. Moi-même, je ne m’étonne plus quand on me reproche de faire le lit de l’intégrisme au prônant le progrès, de faire allonger les barbes des islamistes à chaque fois que j’ouvre la bouche. On m’accuse d’être islamophobe par opportunisme ou de ne pas respecter les valeurs conservatrices du Maroc.”

Son livre, par la multiplicité de ses témoignages et tous ces chiffres à la clé – “Selon l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac), près de 600 avortements clandestins sont pratiqués chaque jour et des centaines de femmes meurent dans des conditions atroces.” –, dit seulement le quotidien terrible de ces vies gâchées quand l’intimité, ce droit universel, est niée.

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