Tanger, d’un monde à l’autre

Pas tout à fait l’Afrique et déjà plus l’Europe. La ville carrefour a gardé le meilleur des civilisations qui s’y sont mêlées et a inspiré des générations d’écrivains et de peintres.

L’ employée qui ouvre la porte reste interloquée. Elle connaît vaguement William Burroughs de nom mais ne comprend pas mon intérêt pour la chambre n° 9 où il conçut et rédigea Le Festin nu. Une pièce banale, un lavabo, un lit, une armoire, et des trous dans le mur pour rappeler que l’écrivain américain était un adepte du tir au pistolet.

De la fenêtre, on aperçoit la mer et l’avenue d’Espagne, la promenade des Anglais de Tanger. L’hôtel El Muniria ou Villa Delirium, comme l’appelaient les beatniks qui en avaient fait leur QG, ne figure pas dans les guides comme lieu incontournable du tourisme littéraire à Tanger.

Tanger, lieu de rendez-vous des écrivains de la beat generation venus ici respirer des bouffées de liberté, de hachisch ou d’opium. Jack Kerouac et Allen Ginsberg ont marché dans la médina, dégusté des hamburgers, se sont goinfrés de pâtisseries au miel et ont traîné des heures dans les cafés du Petit Socco (« Petit Marché »). « C’est l’un des rares endroits dans le monde où vous pouvez faire ce que vous voulez », proclamait Burroughs.

À Tanger, on vient pour une histoire d’amour, pour un chagrin, pour rien et pour tout. La ville porte l’empreinte de la littérature vagabonde et des ombres du passé. On ne compte plus les visiteurs qui feuillettent récits de voyage ou romans dans ce lieu gorgé d’histoire. À la terrasse de l’un des cafés de la place du Petit Socco, par exemple, où bat encore le cœur de la médina. Au Fuentes où Tennessee Williams, Paul Bowles et Djuna Barnes avaient leurs habitudes ou au Tingis fréquenté par les beatniks. Il faut s’y attabler et regarder, le Petit Socco est un théâtre. Toute la médina vient s’y montrer.

La légation américaine, seul monument historique classé hors des États-Unis, conserve dans son musée une pièce dédiée à Paul Bowles. L’auteur d’Un thé au Sahara est à Tanger ce que Byron fut à la Grèce et Jack London à l’Alaska, une lueur éternelle. La porte du Sahara est au centre de son existence et de son oeuvre. « Mon séjour devait être de courte durée. Je n’avais pas choisi de vivre à Tanger de façon permanente ; cela s’était fait tout seul », confiait-il lorsqu’il débarqua une première fois à 19 ans, en 1931. Tanger l’a charmé au point de le retenir à vie. Il s’y est éteint en 1999, laissant ses valises qui l’attendent pour toujours, à la légation américaine.

Tanger a le charme indéfinissable de Trieste, d’Alexandrie ou de Valparaíso. La littérature s’est à jamais installée dans ses murs, à partir du XIXe siècle, les écrivains y défilent : Edith Wharton, Colette, Mark Twain, Pierre Loti, Paul Morand, Gore Vidal, Tennessee Williams, Somerset Maugham, Saint-Exupéry, Joseph Kessel, Henry de Montherlant, Jean Genet…

Bonjour Tanger-la-blanche. Une ville qui s’offre sur sept collines, « posée comme en vedette sur la pointe la plus au nord de l’Afrique », comme le dit joliment Pierre Loti. Pas tout à fait l’Afrique et déjà plus l’Europe. Jusqu’à son rattachement au Maroc en octobre 1956, Tanger bénéficiait d’un statut particulier de protectorat : neuf puissances gouvernantes, quatre devises, trois langues officielles, arabe, français et espagnol.

La ville est restée un assemblage de mondes parallèles, architecturalement et humainement. La colline résidentielle du Marshan est parsemée de villas alsaciennes, de cottages britanniques et de maisons de planteurs comme en Louisiane. Villas hispano-mauresques, normandes ou basques investissent le quartier de La Montagne.

Dans la médina, les venelles se rient des impasses obscures, les ruelles tout en escalier conduisent à des terrasses cachées. La Kasbah, citadelle du pouvoir, la surplombe avec son enchevêtrement de constructions à la Escher, dans des perspectives à la De Chirico, les continents s’y côtoient, les destins s’y rencontrent, les rues s’appellent Vélasquez, Louisiane ou Shakespeare, les boulevards Paris ou Pasteur. Un pays de cocagne pour l’internationale des cœurs dépaysés. Les marchands sont indiens, les maçons espagnols, les cordonniers juifs, les épiciers musulmans, les pâtissiers français et les aristos anglais.

Chrétiens, juifs et musulmans se retrouvent à la médina, ils parlent le tangérois, un mélange d’espagnol et d’arabe. La communauté hispanique, qui aurait atteint 50 000 personnes pendant la guerre civile, se sentait chez elle ici. Aujourd’hui, les rôles sont inversés : les Marocains tentent d’émigrer en Espagne.

Boulevard Pasteur, la principale artère, ses habitants se retrouvent le soir à la Terrasse des paresseux face au détroit de Gibraltar pour scruter l’horizon où se profile une Espagne si proche et si lointaine. Hier, les paysans, avec leurs mulets chargés des produits de la campagne, s’arrêtaient là pour se reposer avant de continuer vers la place du Grand Socco. Ici s’est écrite l’histoire de la ville : c’est là que Mohammed V a mis fin au protectorat. Cette vaste place sépare le Tanger mythique, avec sa médina du XIIe siècle repliée sur son labyrinthe de ruelles étroites, du Tanger contemporain imaginé par les Français et étalé sur de larges avenues.

Hier, au Grand Socco, charmeurs de serpents, écrivains publics, marchands de khôl et vendeurs de paniers tressés se mélangeaient dans un indescriptible brouhaha. De nos jours, les commerçants et les badauds côtoient automobilistes et chauffeurs de taxi dans un même capharnaüm.

Depuis la fin du protectorat, la ville n’est plus qu’une bourgade marocaine qui flotte dans ses beaux quartiers et ses larges avenues. Les grandes fortunes ont déserté la place. Tanger, qui ne vivait qu’au gré de leurs caprices et de leurs largesses, est entrée dans une longue nuit.

Le cinéma Rif tout nouveau tout beau scintille et domine la place et l’entrée de la médina. La salle Art déco inaugurée en 1948 abrite désormais une cinémathèque, une bibliothèque et un cafétéria. À la place des œuvres bollywoodiennes, on y projette la production marocaine et des films dits de genre qui ont contribué au mythe. La filmographie se résume à une vingtaine de longs métrages.

Le Continental, une institution qui date de 1865, ne tient pas les promesses de sa réputation. Delacroix et Matisse l’ont peint; Loti, Dumas, Montherlant, Kessel le décrivirent dans leurs romans; et avant Bertolucci, Julien Duvivier et André Téchiné y ont tourné. À la réception, un gramophone voisine avec un standard téléphonique des années trente. L’hôtel est resté dans son jus. Hélas! D’autres bâtiments se dégradent, comme le Gran Teatro Cervantes et l’hôtel Cécil où séjournait Michel Foucault. Tanger foisonne de lieux de mémoire qu’il faut préserver. C’est indéniable, mais ne serait-ce pas un paradis perdu ? Les promoteurs immobiliers semblent décidés à lui ôter tout son charme, les autorités préfèrent aux voyageurs individuels un tourisme de masse.

Et si les Tangérois portent en eux la nostalgie de cette ère de prospérité et de brassage culturel du siècle passé, la ville vit un nouveau rêve. Après cinquante ans de purgatoire, Tanger renaît de ses cendres, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, voudrait lui restituer son prestige et lui a réservé sa première sortie officielle. Depuis, le roi y vient plusieurs fois par an, et pas seulement pour faire du jogging et du jet-ski. Les projets abondent : nouveau port de plaisance, zone franche, Port Tanger Med, infrastructures routières, complexes touristiques… Le périmètre urbain, qui s’agrandit chaque jour pour accueillir plus d’un million de Tangérois, tend à nier la campagne. La ville redevient un objet de convoitise.

Des célébrités s’y sont installées. Renaud, Bernard-Henri Lévy, Francis Ford Coppola ou Richard Branson manifestent un engouement pour sa médina, ses beaux quartiers du Marshan ou de La Montagne.

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